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Dans ma bulle (mes auteurs préférés dans le monde de la BD): n°1 – Rabaté « IBICUS »

Ibicus (en 4 tomes) d’après une oeuvre Alexis Tolstoï,

dessins de Pascal RABATE

 

Quand Pascal Rabaté est primé en janvier 2000 à Angoulême, les cicatrices de l’ex-empire soviétique ne sont pas encore refermées et l’œuvre du dessinateur angevin fait alors figure d’o.v.n.i. dans le monde des « petits mickeys » tant par ses partis pris graphiques et esthétiques, que par son sujet .

Les mésaventures de Simeon Nevzorof, obscur comptable, prototype même de l’anti-héros, ballotté au gré des soubresauts de la Révolution d’Octobre sont adaptées à partir d’un roman oublié d’un certain Alexis Tolstoï (et non du célèbre Léon !) déniché chez un bouquiniste par le dessinateur des Petits ruisseaux. Cette épopée sinistre et dérisoire raconte comment, alors que La Grande Russie prend l’eau de toute part, ce Rastignac débutant cherche avant tout à sauver sa peau, essentiellement motivé par la recherche de l’enrichissement personnel et la jouissance immédiate, une idéologie purement individuelle en opposition au contexte du moment, on l’aura compris !

Plus qu’un récit linéaire et formel, Ibicus est d’abord la chronique d’une errance cynique et désabusée à travers la Russie bouleversée et agitée de 1917 dans laquelle Nevzorof court après son rêve (?), celui de réussir, de gagner de l’argent (facilement ?) de se faire une place au soleil malgré les ombres et les nuages noirs qui s’amoncellent sur cette région du monde sinistre et déglinguée où de nombreux destins individuels vont chavirer sous la pression des évènements. Tour à tour comte, détrousseur, tenancier de tripot…, il traverse cette période de révolution comme un chat à neuf vies… Avec neuf vies, mais un seule mort, rajoute Rabaté dans la post-face du premier tome !

Voyage à l’intérieur d’une Russie intime

Avec cette réussite monumentale (quatre épais volumes dans l’édition originale, un succès inespéré), Rabaté construit une œuvre personnelle et forte, en marge de ses premiers récits au trait charbonneux, faussement brouillon, chroniques d’un quart monde provincial des bords de Loire.(les Pieds dedans, un ver dans le -fruit, aux éditions Vent d’Ouest).

Ibicus s’impose comme une œuvre majeure de la bande dessinée contemporaine, aussi originale dans sa forme que dans son propos bousculant bien des idées reçues. Loin des couleurs saturées d’aérographe du moment ou du nombrilisme d’autres récits graphiquement minimalistes, le dessinateur propose un vrai dépaysement, le souffle enfumé d’une aventure destroy et désespérée. Cette Russie méconnue, souvent invisible, reste aussi éloignée des clichés politiquement corrects que des allégories révolutionnaires et ne cherche donc pas à séduire les russophiles en mal de sensations fortes.

« Ce qui manque le plus à Moscou aujourd’hui ? La poésie, mon vieux, la poésie ! »

Tout l’esprit du livre est contenu dans les propos cyniques de Rtichtchev compère d’un jour de Nevzorof, lui proposant de créer une maison de passe !

Le visiteur du pays des années Intourist (agence officielle des années soviétiques) retrouvera à travers les gris et les espaces vides de certains décors l’ambiance à la fois glacée et immobile de certaines agglomérations de la Russie d’alors. Ici, le voyage est ailleurs, si les landes de l’Oural sont suggérées, si Odessa n’est pas forcément conforme aux cartes postales, l’exotisme de Rabaté est plus littéraire que géographique ou ethnologique. Rien à voir avec le fameux réalisme soviétique, Ibicus n’est ni l’un, ni l’autre : « Mon adaptation est libre, mais j’ai cependant essayé de respecter l’esprit de l’auteur. Ceci dit je m’en fous, c’était un stalinien et il est mort ! » (Extrait de la postface du premier volume).

Une subjectivité assumée

L’auteur l’avoue et le revendique : son adaptation n’a pas vocation à faire œuvre de témoignage, les tenants de l’exactitude et de la vérité historique en seront pour leur frais. En privilégiant « l’ambiance à la vérité des lieux », l’auteur ne cherche pas à faire œuvre d’historien. Même si son personnage nous transporte de Petrograd à Odessa ou Istanbul, son graphisme basé sur une technique du lavis parfaitement maîtrisée mais sans excès d’esthétisme, nous rend ce monde pas encore soviétisé tout à fait convaincant et crédible.

Les références sont davantage à rechercher du côté d’Eisenstein de Lang ou de Wells car pour l’artiste « ce n’est pas la lumière qui est intéressante, c’est l’ombre ». [1] En travaillant sur l’étirement des silhouettes, Rabaté associe aussi toutes ses références expressionnistes (d’Otto Dix à Grosz ou Kokoschka !) pour recréer des ambiances fantastiques issues de sa culture cinématographique. La maturité de son graphisme puise son expérience aussi bien dans les images d’un Chagall ou d’un Soutine pour le côté « russe » que dans celle d’un Breccia pour la confrontation du noir et du blanc et des clairs-obscurs.

Céline chez les soviets ?

« Tolstoï a écrit Ibicus comme un roman d’allégeance au régime soviétique, une manière de dire que les Russes blancs qui étaient partis étaient tous des médiocres, point de vue que je ne partage évidemment pas . Tolstoï méprise et fait une fable là où moi je ne fais que le portrait d’un personnage minable qui se débat dans un bouillon de culture… ».

Ni misérabiliste, ni exagérément politique la Russie de Rabaté ne fait apparaître les Soviets que lorsque c’est nécessaire au récit, non pour servir un discours déjà rédigé. Ses parties de chasse sont sauvages, cruelles et côtoient le fantastique d’un monde en voie de disparition. Si Rabaté décrit un univers où la mort et la folie se disputent des destins tragiques et dérisoires. En revendiquant une « lecture délibérément subjective de l’Histoire », il justifie une démarche qui ne gêne en rien l’évasion ou le voyage, bien au contraire ! Ibicus nous transporte dans un monde dont on croyait déjà tout connaître, un Voyage au bord de la nuit soviétique en quelque sorte !

On peut aussi visiter la Russie grâce à :

- Jusqu’à Sakhaline, un récit de voyage de Berrou et Rabaté